Il y a des moments dans la carrière d’un directeur général où l’illusion de la maîtrise s’effondre brutalement.
Comme quand le vernis de ton plancher craque. Où les décisions passées reviennent hanter non seulement les résultats de l’équipe, mais la réputation de celui qui les a prises.
Et dans le cas de Kent Hughes, ce moment a un nom, un visage, un numéro de chandail à Chicago : Frank Nazar.
C’est dans ce contexte déjà explosif que Frank Nazar a planté un tour du chapeau hier soir, en match préparatoire contre le Wild du Minnesota.
Et pendant que les images de Nazar circulaient en boucle sur les réseaux sociaux, que les commentateurs américains parlaient de lui comme d’un “game-changer” naturel aux côtés de Connor Bedard, à Montréal... c’est la déprime.
Le coup de tonnerre est survenu quand le jeune centre des Blackhawks a signé un contrat de sept ans d’une valeur de 46,2 millions de dollars, devenant par la même occasion le plus jeune joueur de la LNH à recevoir une entente de cette ampleur après moins d’une saison complète.
C’est un contrat qui, en apparence, ne regarde pas le Canadien de Montréal. Mais ce serait se mettre la tête dans le sable.
Parce que Frank Nazar, dans une autre réalité, aurait dû porter le chandail tricolore. Il aurait dû être ce deuxième centre tant recherché par l’organisation.
Il aurait dû être ce chaînon manquant entre Nick Suzuki et une profondeur centrale encore en construction. Il aurait dû être l’une des pièces maîtresses de la reconstruction. Mais il ne l’est pas. Parce que Kent Hughes en a décidé autrement.
Ce que l’histoire ne pardonne pas, c’est qu’il ne s’agit pas ici d’un joueur repêché plus bas, d’un vol en cinquième ronde ou d’un espoir qui s’est développé ailleurs après un changement de cap imprévu.
Non, Frank Nazar est le produit direct du 13e choix au total de 2022, celui que le Canadien avait obtenu en échange d’Alexander Romanov, un défenseur jeune, physique, adoré du public et dont l’impact avec les Islanders est aujourd’hui indiscutable.
Plutôt que d’utiliser ce choix pour bâtir l’avenir, Kent Hughes a décidé de le transférer immédiatement aux Blackhawks en retour de Kirby Dach, un projet incertain, un ancien troisième choix au total certes, mais un joueur dont les saisons à Chicago avaient été entachées par les blessures, l’inconstance et une forme de passivité notoire dans son implication physique et émotionnelle.
À ce moment précis, Kent Hughes s’est convaincu qu’il pouvait le « réparer ». Qu’avec Martin St-Louis derrière le banc, avec une culture revampée, avec le vent de renouveau qui soufflait sur Montréal, il parviendrait à tirer de Dach ce que les Blackhawks n’avaient pas été capables de faire éclore.
Mais il n’y a pas de miracle au hockey. Et certainement pas avec un genou reconstruit à deux reprises avant même l’âge de 24 ans. Kirby Dach n’a jamais été ce que Montréal espérait.
Dès ses premiers matchs, il a montré des flashs, mais rien qui ne justifiait qu’on lui donne le rôle de deuxième centre sans réelle compétition.
Et surtout, ses blessures sont revenues frapper. D’abord un premier coup. Puis une rechute. Puis une double opération. Et aujourd’hui, alors que Nazar accumule les points et les éloges à Chicago, Dach n’est même pas en mesure de patiner avec intensité.
Il s poursuit sa réhabilitation cet été loin de Brossard, loin de l’équipe, loin des caméras. Dans un silence de plus en plus gênant. Dans une invisibilité presque honteuse.
Faut-il être étonné qu'il joue comme un joueur handicapé pendant le camp?
Ce n’est pas uniquement une question de blessure. C’est une question de pari. Et ce pari, Kent Hughes l’a perdu. Il a échangé un défenseur top-4 établi dans la LNH et un choix top-15 dans une excellente cuvée pour un joueur de centre qui, aujourd’hui, représente un trou béant dans la formation.
Pire encore : en laissant filer Nazar, Hughes n’a pas seulement cédé un actif prometteur. Il a offert à un rival de la reconstruction un joueur qui est en train de redéfinir la position de centre offensif moderne.
Nazar est explosif, confiant, créatif, dominant en transition. Il joue à haute vitesse avec la tête et les pieds, il complète Bedard à merveille, et surtout, il inspire son entourage. Il est déjà ce que le Canadien cherchait à bâtir.
Le contrat qu’il vient de signer est un électrochoc. Et pas uniquement pour des raisons salariales. C’est un geste d’engagement de la part des Blackhawks, une façon de dire : « nous croyons en lui comme pierre angulaire ».
Et dans la LNH, ce type de contrat devient immédiatement un précédent. C’est là où la catastrophe de Hughes s’amplifie.
Parce que le nom de Frank Nazar ne revient pas seulement dans les comparaisons d’échange. Il revient dans les discussions de négociation. Il revient dans les bureaux d’agents. Il devient un chiffre de référence pour Lane Hutson. Un chiffre de référence toxique.
Le défenseur étoile du Canadien, fraîchement auréolé du trophée Calder, doit lui aussi signer un contrat à long terme. Mais comment le convaincre de rester sous la barre salariale de Nick Suzuki, à 7,875 millions, quand un centre avec moins d’expérience et de production vient d’arracher 6,6 millions par saison?
Comment Hughes peut-il maintenant plaider la structure salariale d’équipe, le sacrifice collectif, la logique interne, quand le marché a explosé à Chicago?
Il ne le peut plus. Il est coincé. Pris à son propre jeu. Parce qu’en laissant partir Nazar, il a non seulement perdu un joueur de grand talent. Il a, sans le savoir, fissuré les fondations budgétaires de son plan à long terme.
Est-ce pour cela qu'il plane maintenant un malaise grandissant autour de la transaction Noah Dobson, un autre geste majeur posé par Kent Hughes cet été?
Sur papier, acquérir un défenseur droitier de 9,5 millions par saison, jeune, mobile, capable de jouer 24 minutes par match, semblait un coup de maître. Mais déjà, à Long Island, on pense avoir réalisé un vol.
Parce que dans la transaction, les Islanders n’ont pas seulement largué un défenseur qu’ils jugeaient trop soft. Ils ont surtout mis la main sur deux choix de premier tour : les fameux 16e et 17e choix au total de 2025. Et avec ces sélections, ils ont repêché l'attaquant Victor Eklund et le défenseur Kashawn Aitcheson, un monstre physique, dominants à leur niveau, que plusieurs recruteurs classaient dans leur top 12.
À Montréal, on espère fébrilement que Dobson va élever son jeu, parce qu’il n’a pas connu un bon camp, parce qu’il a terminé l’an dernier à -16, parce qu'il est maintenant blessé à l'aine, parce qu’il est toujours aussi réticent à s’impliquer physiquement, et surtout parce que la peur s’installe : celle d’avoir échangé deux morceaux potentiels du futur top-6 contre un défenseur aussi élégant que peureux.
Si Eklund et Aitcheson deviennent des morceaux d’impact à Long Island, cette transaction aussi pourrait venir hanter Hughes. Parce qu’après Nazar, il ne peut pas se permettre une autre cicatrice. Pas deux en deux. Pas maintenant. Pas au moment où le public commence à douter.
Et l’impact ne se limite pas au vestiaire. Il est déjà immense dans l’opinion publique. Hughes, il n’y a pas si longtemps, était perçu comme un stratège froid, méthodique, visionnaire.
Celui qui avait ramené de la crédibilité à une organisation éclatée. Celui qui avait évité les erreurs de Bergevin. Celui qui reconstruisait avec patience et intelligence. Mais ce masque se déchire.
L’échange de Kirby Dach devient le symbole de son aveuglement. La blessure du joueur, son absence prolongée, son inactivité sur la glace et dans les médias, tout cela creuse le gouffre de l’échec.
Et chaque but de Frank Nazar vient l’élargir. Chaque mention dans les bulletins sportifs. Chaque éloge de ses coéquipiers. Chaque point inscrit dans un match que Montréal regarde de loin.
Le public n’est pas naïf. Il commence à comparer. Il commence à s’impatienter. Il commence à se souvenir que Dach a coûté cher. Qu’on a sacrifié deux jeunes atouts (Romanov, puis Nazar) pour un centre en porcelaine, quand on pouvait garder l'un des deux.
Qu’on a mis tous les œufs dans le même panier. Et que ce panier est troué. Le mal est fait. Et Kent Hughes le sait.
Il peut bien répéter que la progression est linéaire, que la patience est une vertu, que les blessures font partie du sport. Mais dans une ville comme Montréal, où le hockey est une religion, les miracles ne se font pas à crédit. Ils doivent être livrés.
Et pendant ce temps, Chicago avance. Nazar est sur la première vague de l’avantage numérique. Il reçoit des invitations au camp d’Équipe USA en vue des Jeux olympiques. Il est présenté comme un futur centre numéro un. Il joue aux côtés de Connor Bedard.
Il grandit dans une organisation où la pression est diluée, où la patience est réelle, où la communication est transparente
. Tout le contraire de Montréal. Où chaque absence devient une controverse. Où chaque blessure est suspecte. Où chaque silence de Kent Hughes est une preuve de faiblesse perçue.
Le contraste est devenu insoutenable. Nazar, c’est la lumière. Dach, c’est l’ombre. Nazar, c’est le souffle d’espoir. Dach, c’est l’agonie lente. Nazar, c’est l’avenir. Dach, c’est l’erreur qu’on ne veut pas reconnaître.
Et plus les semaines passent, plus le choix de Hughes devient indéfendable. Le CH a manqué Nazar. Il l’a volontairement laissé partir. Il a préféré un flop à une promesse en or. Il a renoncé à un centre de concession pour une chimère. Et aujourd’hui, il doit vivre avec les conséquences.
Si Kirby Dach revient au jeu et explose, contre toute attente, on devra s'excuser. Mais même dans ce scénario optimiste, il ne sera jamais Frank Nazar. Il ne retrouvera jamais le momentum perdu. Il ne redeviendra jamais le centre tant attendu. Il traînera toujours cette histoire derrière lui. Et Kent Hughes aussi. Parce que l’erreur est trop grande. Trop visible. Trop symbolique.
Et ce qui rend le tout encore plus dangereux, c’est que ce n’est pas un cas isolé. Hughes a aussi misé sur David Reinbacher, un autre pari critiqué, dont la confiance s’est effondrée après une fracture à la main et un camp d’entraînement désastreux.
Il a perdu des actifs en essayant de combler trop vite les trous au centre. Il a sacrifié un pilier défensif comme Romanov. Il a misé sur la fragilité sans filet de sécurité. Et aujourd’hui, le filet craque.
Dans les bureaux de TVA Sports, de RDS, chez les chroniqueurs du 98.5 et les journalistes de La Presse, on commence à se poser la vraie question : Kent Hughes est-il en train de perdre le contrôle de son projet?
Parce que tout partait si bien. Mais le Naufrage Dach-Nazar est une tâche à vie. Un point de non-retour. Et la population le ressent. L’aura d’invincibilité du DG s’effrite. Lentement, mais sûrement.
Et ce n’est qu’un début. Parce que si Lane Hutson décide de faire sauter la banque, si Kirby Dach rechute une troisième fois, si Nazar devient finaliste au trophée Selke dans trois ans, si le Canadien rate encore les séries cette saison… alors tout le vernis de reconstruction tranquille volera en éclats.
Et le nom de Frank Nazar sera celui qui aura tout fait dérailler. Ironique, quand on sait qu’il aurait pu être, lui aussi, l’un des visages de la renaissance.
Mais l’histoire est ainsi faite. Les grandes erreurs ne sont pas toujours des fautes spectaculaires. Parfois, elles se glissent discrètement. Elles passent inaperçues. Elles ne font pas de bruit… jusqu’au moment où elles deviennent des bombes.
Et celle de Frank Nazar vient d’exploser en plein visage de Kent Hughes...