On dit parfois qu’un joueur de hockey peut entendre la foule même quand elle ne crie pas.
Hier soir, au Centre Bell, Juraj Slafkovsky a sans doute entendu le silence pesant qui s’est abattu sur lui à chaque fois qu’il touchait la rondelle.
Ce n’était pas une ovation. Ce n’était pas des encouragements. C’était pire : un désintérêt glacial, une impatience sourde, une frustration retenue. Le malaise était évident et énorme. Et ce malaise portait un nom : Ivan Demidov.
Dès la période d’échauffement, l’ambiance était électrique, mais pas pour les raisons habituelles. Les spectateurs n’avaient d’yeux que pour Demidov.
Chaque touche de rondelle du prodige russe déclenchait des murmures d’admiration. Pendant ce temps, Slafkovsky semblait absent, ailleurs. Comme s’il savait déjà que la soirée allait être longue.
Sur la glace, cela s’est confirmé. Slafkovsky cafouillait. Il perdait pied. Il ratait des passes simples. Il manquait de tranchant.
Il était lent à réagir, imprécis dans ses décisions. Il flottait plus qu’il ne patinait. Un colosse de 6 pieds 3 pouces et 230 livres, mais sans ancrage. On aurait dit qu’il marchait sur des oeufs.
Le constat est dur, mais nécessaire : Slafkovsky a joué un de ses pires matchs à domicile depuis son arrivée à Montréal. Et tout indique qu’il était victime d’un seul facteur : la pression de l’ombre portée par Ivan Demidov.
Car pendant que Slaf peinait à 5 contre 5 et en avantage numérique, Demidov, lui, illuminait la glace à chacune de ses présences. Créatif, fluide, imprévisible. Il générait de l’attaque, il dictait le rythme, il semblait voir le jeu une seconde avant tout le monde.
Et les fans le savaient. Le Centre Bell résonnait au rythme de ses accélérations, de ses feintes, de ses feintes.
Et Slafkovsky, lui, devenait invisible.
Même son but en avantage numérique, qu’on pourrait croire salvateur, n’a rien changé. Tout le monde sait que c’est Caulfield qui a tout fait.
Slaf a été la dernière touche accidentelle sur une séquence brillante de Suzuki et Caulfield. C’était un but de circonstance, pas de conviction. Et ça n’a pas masqué ses carences à forces égales.
Le plus inquiétant dans tout ça? C’est que le public le sent. Et lui, il sent que le public le sent.
À chaque montée de Demidov, la tension montait. Pas contre l’adversaire. Contre lui. Contre ce Juraj Slafkovsky qui semblait de plus en plus petit malgré son immense gabarit. Il regardait ses patins. Il levait rarement les yeux vers la foule. Il savait.
Il savait que tout le Centre Bell voulait qu’il soit remplacé sur la première vague de l’avantage numérique. Que tout le monde voulait voir Demidov sur le premier trio avec Suzuki et Caulfield.
Que sa place était en train de lui glisser entre les doigts, centimètre par centimètre, comme une rondelle mal contrôlée en entrée de zone.
Et quand un joueur commence à penser comme ça, tout déraille. Slafkovsky avait l’air submergé. Dépassé. Écrasé par l’intensité du moment.
Ce n’est pas une surprise. Depuis son arrivée, Slafkovsky marche sur un fil. Entre l’espoir et la déception. Il a eu de grandes soirées.
Mais il en a eu de bien pires. Et l’inconstance le poursuit. Son jeu reste inégal, son hockey IQ trop faible pour suivre le rythme des grandes unités offensives.
On l’a dit. On l’a répété. Slafkovsky n’est pas un joueur d’avantage numérique. Il n’a pas de vision. Il se débarrasse de la rondelle comme d’un fardeau.
Il ne sait pas lire le jeu à haute vitesse. Il est un formidable athlète, mais un passeur médiocre. Un finisseur irrégulier. Un joueur d’effort, pas d’instinct. Un Josh Anderson 2.0. Et tout le monde le sait. Surtout lui.
Et hier soir, avec Demidov qui brillait à ses côtés, les projecteurs n’étaient plus des alliés. C’étaient des sabres lumineux, qui découpaient en lamelles chaque hésitation, chaque erreur, chaque passe ratée. Slafkovsky n’avait nulle part où se cacher. Le Centre Bell entier était un miroir.
Il faut le dire avec clarté : Demidov est en train de louer un appartement gratuit dans la tête de Slafkovsky. Et ça fait pitié.
Les gradins le voyaient, les journalistes le notaient, les coéquipiers détournaient les yeux. Ce n’était pas de la haine. Ce n’était même pas de la colère. C’était de la pitié.
Et le plus ironique dans tout ça? C’est que ce malaise, ce vide, ce flottement, avait été prédit. Les plus lucides l’avaient dit : l’arrivée de Demidov allait le secouer. Allait l’exposer. Allait révéler ses failles. Hier, cette prophétie s’est matérialisée.
Le contraste était trop cruel. D’un côté, Demidov jouait comme s’il dansait. De l’autre, Slafkovsky trébuchait sur ses propres lames. D’un côté, de l’anticipation, du génie, de la spontanéité. De l’autre, de l’hésitation, des erreurs, du vide.
Et puis, bien sûr, il y a eu ce but. Ce fameux but. Celui qui, sur papier, sauve sa fiche du match. Celui qui, pour une fraction de seconde, donne l’impression que tout va bien. Mais personne n’est naïf. Absolument personne.
La rondelle a dévié sur lui comme par accident. Ce n’était ni un tir réfléchi, ni une lecture brillante du jeu, ni une attaque construite avec aplomb.
C’était du Slafkovsky pur jus : être au bon endroit au bon moment, sans vraiment comprendre pourquoi. Une touche involontaire, un ricochet heureux, une chance inespérée qui vient masquer, un instant seulement, un océan d’imprécisions.
Ce but chanceux — encore un — ne pouvait pas suffire à faire oublier la maladresse qui l’avait précédé. Il ne pouvait pas effacer les passes sans conviction, les pertes d’équilibre constantes, les hésitations à chaque changement de direction.
Et il ne pouvait surtout pas détourner les regards du public du véritable objet de leur attention : Ivan Demidov, qui, même sans marquer, illuminait chaque présence sur la glace.
Il fallait être dans les gradins pour le sentir : à peine la rondelle avait-elle touché Slafkovsky qu’une sorte de soupir collectif avait traversé la foule.
Un rugissement d’excitation. Pas un élan de reconnaissance. Juste… un soulagement... Comme si le Centre Bell savait pertinemment que sans ce coup de chance, la soirée de Slafkovsky aurait été catastrophique de bout en bout.
Et c’est là tout le drame : Juraj Slafkovsky ne contrôle plus son récit. Il vit désormais à travers les déviations fortuites, les flashs chanceux, les statistiques trompeuses.
Ce but, en d’autres temps, aurait pu être un point tournant. Aujourd’hui, il est simplement une béquille. Une béquille pour un joueur qui boite, psychologiquement et sportivement.
La vérité, c’est que ce but a souligné le malaise au lieu de l’atténuer. Parce que même en marquant, Slafkovsky a semblé à côté de ses patins.
Parce que même en trouvant le fond du filet, il n’a pas trouvé sa place dans le match. Parce qu’à chaque présence, on sentait qu’il savait. Il savait que le Centre Bell voulait Demidov. Il savait qu’il n’était pas celui que le public était venu voir. Et même avec un but, il savait qu’il ne l’avait pas convaincu.
Tic-tac, tic-tac.
Le temps commence à presser.
Et ce n’est pas une question d’âge. Ce n’est plus une question de patience. C’est une question d’aptitude.
Slafkovsky est-il capable d’occuper un rôle de premier plan dans cette équipe, maintenant que Demidov est là? La réponse se dessine de plus en plus clairement.
Et le tic-tac commence à résonner dans sa tête. Parce que dans un an, son contrat de 60,8 millions de dollars entre en vigueur. Et avec ce contrat vient une attente féroce. Montréal ne pardonnera pas un joueur à 7,6 millions qui joue comme un figurant.
Il reste du temps. Mais le sablier s’amincit.
Hier, c’était un avertissement. Un match cauchemardesque, au milieu d’une victoire éclatante. Un rappel brutal que le train n’attend personne.
Demidov est là. Et Slafkovsky est sur le quai.
Et ce train pourrait très bientôt le laisser derrière.