C’est une phrase courte. Tranchante. Émotive. Et d’une lucidité désarmante.
« Tu le sauras quand le moment sera venu. Pour moi, c’est maintenant. »
En quelques mots publiés sur Instagram, Eugénie Bouchard a officialisé ce que tout le monde sentait venir, sans vouloir y croire : sa retraite.
Une annonce attendue, mais qui laisse un goût amer, parce qu’elle ne marque pas seulement la fin d’une carrière. Elle vient clore un long calvaire.
Un cycle de blessures physiques, mais surtout d’éraflures invisibles, d’humiliations publiques et de torture mentale constante, que trop peu ont osé regarder en face.
Car derrière la championne, il y avait une femme. Une femme qui a eu mal. Une femme qui a mal. Et à qui on n’a jamais vraiment laissé le droit de respirer.
L’histoire d’Eugénie Bouchard n’a rien d’ordinaire. En 2014, à 20 ans, elle devient la première Canadienne à atteindre la finale de Wimbledon.
Une performance historique. L’année même, elle atteint les demi-finales de l’Open d’Australie et de Roland-Garros. Elle grimpe au 5e rang mondial. Les projecteurs s’allument. Le pays s’enflamme. On lui donne un surnom : Genie, la plus belle femme de l'histoire du tennis.
Mais ce que personne n’avait prévu, c’est que cette lumière allait devenir un feu. Et que sous ce feu, Bouchard allait brûler vive.
« Ce dont je me souviens le plus, c’était juste avant le match », confiait-elle récemment à la presse, en se remémorant la finale de Wimbledon.
« Je sentais qu’il s’agissait d’un match complètement différent. C’était très strict. Mes mains sont devenues super moites… Et c’est là que je me suis rendu compte que j’étais plus nerveuse que je pensais en prenant conscience de la grandeur du moment. »
Cette nervosité, cette pression, cette attente immense… Elles ne l’ont jamais quittée. Pire encore : elles se sont accentuées à chaque défaite, chaque blessure, chaque apparition publique.
« Après, si je gagnais un match, c’était normal. Et si je perdais, c’était la fin du monde. »
Le plus cruel, dans l’histoire d’Eugénie Bouchard, c’est qu’on a refusé de voir sa souffrance. On l’a accusée de s’être laissé séduire par la gloire, les tapis rouges, les contrats publicitaires. On l’a réduite à une image. Une icône marketing. Un visage. Un corps. Et pendant ce temps, elle encaissait.
« J’ai reçu tant de haine pour avoir fait autre chose que du tennis. C’était un fardeau ayant pesé lourd sur mes épaules et ce fut réellement difficile », disait-elle dans une entrevue émotive au Times de Londres.
Les critiques venaient de partout. De la presse, des fans, des réseaux sociaux.
« Pourquoi j’écouterais les critiques de gens que je n’irais même pas voir pour des conseils ? », a-t-elle lancé plus tard, reprenant les mots d’un autre survivant du monde médiatique montréalais : Martin St-Louis.
Comme lui, Bouchard a fini par craquer. Elle a laissé les voix entrer. Et les voix ont tout contaminé.
« Je me disais : ils ont sûrement raison ! Et ça, c’est dangereux. J’ai laissé les voix dans ma tête l’emporter. Et ce n’était pas juste de croire que j’étais une mauvaise joueuse, mais une mauvaise personne. »
Le traitement réservé à son corps restera, sans doute, l’une des plus grandes injustices qu’un athlète canadien ait eu à subir.
Alors qu’elle s’entraînait six heures par jour, elle postait une photo au cinéma sur les réseaux sociaux et recevait une avalanche de commentaires haineux.
Son crime ? Être belle. Être sexy. Avoir du style. En gros : ne pas correspondre à l’image qu’on voulait lui imposer.
« Les gens ne voyaient qu’une fraction de ma vie, et ce n’était jamais suffisant pour échapper aux critiques. »
Elle voulait devenir mannequin. Elle l’a dit ouvertement. Mais on l’a accusée de négliger le tennis. Et maintenant qu’elle tente une carrière dans le mannequinat ? On lui dit qu’elle est trop vieille. Qu’elle est trop maigre. Qu’on voit ses côtes. Qu’elle est “out of shape”.
« Je fais petite, et tout ça est génétique », réplique-t-elle. « J’étais une adolescente potelée de 16 ans. Et on me faisait remarquer. Et aujourd’hui, à 30 ans, on me critique parce que je suis trop maigre. Comme je le dis toujours, les “haters” ne sont jamais contents. »
Elle a tenté de transformer la haine en carburant. Mais la haine, c’est un poison lent. Même en petites doses, il finit par tout ronger. Surtout quand il vient du monde entier.
Avec le temps, Bouchard a compris que les réseaux sociaux n’étaient pas un espace de partage, mais un tribunal permanent. Un théâtre cruel où la moindre erreur, la moindre tenue, la moindre phrase devient une arme contre soi.
Après des centaines de messages haineux, elle a quitté X. Puis est revenue. Encore une fois, elle allumait la mèche sans comprendre pourquoi l’incendie prenait.
« Il est préoccupant de voir tant de turbulences, de chaos et de drame autour de mon corps. »
Le problème, c’est qu’Eugénie a toujours cherché à plaire. Elle l’avoue elle-même :
« Je pense qu’au début, quand on entre pour la première fois dans un monde comme celui-ci, on veut plaire à tout le monde et faire en sorte que tout le monde nous aime. »
Puis elle ajoute, avec une maturité douloureuse : « Mais avec le temps, j’ai réalisé qu’on ne peut pas plaire à tout le monde. »
Sauf que le corps ne suit pas toujours cette prise de conscience. Ni la tête.
L’année 2015 a été l’année de l'effondrement. Chute au classement. Blessure. Commotion cérébrale. Et surtout : pression accrue. Tout le monde voulait savoir : que s’était-il passé avec “Genie” ? Pourquoi n’était-elle plus capable de gagner ? Pourquoi souriait-elle encore en bikini ?
Parce qu’elle n’avait pas le droit de tomber. Elle n’avait pas le droit d’avoir mal. Pas quand on vous a vendue comme la future numéro un. Pas quand vous êtes devenue une égérie mondiale. Pas quand votre prénom seul suffit à faire la une.
Et pourtant, elle a eu mal. Elle le dit sans détour :
« J’aurais aimé revenir en arrière afin que cela ne réduise pas ma confiance, car ç’a touché ma perception de moi-même et même mon jeu. »
Le drame d’Eugénie Bouchard, c’est d’avoir été prise au piège de son propre succès. Elle est devenue un personnage. Une image. Un fantasme. Elle a été vendue comme “la Maria Sharapova québécoise”.
On l’a mise dans les pages glacées des magazines, dans les défilés de Sports Illustrated, dans des contrats de pub à sept chiffres.
Et quand elle a voulu redevenir une joueuse de tennis ? Trop tard. On ne voulait plus d’elle sur les courts. On voulait la star. Pas l’athlète.
Elle s’est battue. Elle est revenue à Istanbul. Elle a atteint une finale. Puis l’épaule a lâché. Puis elle est tombée à nouveau.
Alors elle s’est tournée vers le pickleball. Encore une fois, les moqueries ont fusé. Pourtant, elle y a trouvé une nouvelle discipline, une manière de garder le mouvement vivant. Elle s’est hissée au 12e rang mondial. Et encore, les mêmes voix :
“T’as échoué au tennis, alors tu te caches dans un sport B.”
Et pourtant, elle continue d’allumer la flamme. Elle continue de s’entraîner, de publier, de sourire. Et même quand elle craque, elle se relève.
« J’adore me faire malmener à la salle de gym. Si les gens pensent que j’ai ce corps parce que je ne mange pas, encore une fois, c’est des jaloux. »
Cette phrase, c’est tout Bouchard. Défensive. Brûlée. Mais debout.
Elle a eu mal. Elle a mal. Mais elle ne s’est jamais complètement effondrée. Même si elle aurait eu toutes les raisons de le faire.
Elle aurait pu disparaître. Elle aurait pu quitter les réseaux. Revenir à l’anonymat. Elle a plutôt choisi d’affronter les mêmes vautours, encore et encore. Elle a accepté de porter le fardeau de la célébrité, jusqu’à son dernier match.
Et maintenant, elle s’apprête à jouer un dernier match. À Montréal. Là où tout a commencé. Là où la petite fille timide de Westmount a appris à frapper une balle jaune. Là où elle a rêvé. Et peut-être, là où elle pourra enfin refermer cette blessure invisible que le monde entier lui a infligée.
Elle ne gagnera probablement pas ce match. Mais elle n’a plus rien à prouver.
Elle n’a jamais été parfaite. Mais elle a été présente. Elle a inspiré. Elle a changé la face du tennis canadien. Elle a été une pionnière. Et elle a payé cher pour ça.
Alors que les médias publient les bilans de sa carrière, que les journalistes saluent ses accomplissements et que le public se souvient de Wimbledon 2014, il faut surtout se rappeler du reste.
Des larmes. Des coups. Des humiliations. Des doutes. Des troubles de l’image corporelle. De la haine. De cette fille qu’on a jugée trop belle, trop mince, trop marketing, trop “autre chose que du tennis”. Et qui a tout encaissé.
Eugénie Bouchard n’a pas juste perdu des matchs. Elle a perdu sa paix. Son insouciance. Sa jeunesse.
Il faut penser à elle. À tout ce qu’on lui a fait vivre. À tout ce qu’on lui a fait porter.
Elle a eu mal. Elle a mal.
Et maintenant, elle part. Sur la pointe des pieds. Comme une étoile qu’on a trop regardée. Et qu’on a trop brûlée.