Montréal a enfin livré une victoire pleinement maîtrisée. Pas de remontée kamikaze, pas de loterie en prolongation: une avance prise avec autorité puis gérée avec sang-froid jusqu’au 6-2 final.
Et c’est précisément là que naît le paradoxe de Martin St-Louis.
D’un côté, l’entraîneur répète que l’équipe doit « continuer à jouer », sans s’enfarger dans le score ni dans l’émotion du moment.
« Non, je suis d’accord… Situation similaire ce soir, on a continué à jouer. Ça fait que non, c’est bon signe, puis on va continuer à parler de ça », a-t-il lancé après le match, soulignant le sérieux de la troisième période, miroir de ce qu’il avait apprécié au New Jersey.
De l’autre, cette même gestion « process » se traduit par une utilisation étonnamment parcimonieuse de certains de ses joueurs les plus dangereux quand le match est sous contrôle.
Ivan Demidov termine comme deuxième attaquant le moins utilisé de la soirée alors que l’équipe dominait le tableau.
Ce n’est pas un procès d’intention: c’est un constat qui heurte l’œil parce qu’il entre en collision avec le discours.
Le coach martèle la démarche, mais la feuille de pointage de temps de jeu raconte un banc où Demidov reste plus souvent assis que sa production ne le justifie, surtout quand Montréal mène et que le chronomètre devient l’allié du coach.
Officiellement, Demidov n’a joué que 13 minutes 18. Officiellement, il n’a obtenu qu’une seule passe, sur le but d’Oliver Kapanen.
Mais ceux qui ont vraiment regardé le match savent qu’il aurait mérité une deuxième mention d’aide sur la séquence qui mène au filet d’Alex Newhook : c’est lui qui amorce proprement la sortie de zone, ouvre l’espace, puis crée le décalage qui permet à Newhook de foncer droit au but.
En clair, même utilisé comme un joueur de soutien, Demidov influence le jeu dès qu’il touche la rondelle. Il produit dans l’ombre, pendant qu’on lui retire la lumière.
St-Louis, lui, ramène tout à la manière de jouer.
« Notre troisième, on s’est séparés. On avait passé beaucoup de temps dans la zone offensive. On a joué une game profonde. On était calculés. On a géré notre risque. On s’est bien défendus quand c’était le temps de défendre », a-t-il détaillé, louangeant une structure où l’équipe a « géré » plutôt que subi.
C’est justement cet accent mis sur la profondeur, le calcul du risque et la gestion des moments qui sert d’argument aux partisans de la rotation serrée en fin de match: quand tu protèges, tu roules avec tes centres responsables, tu choisis tes spécialistes de mise en jeu, tu ajoutes une couche de prudence sur chaque changement afin de couper l’oxygène à l’adversaire.
Dans ce contexte, voir un Jake Evans embarquer sur une mise en jeu critique pendant que Demidov attend, c’est défendable tactiquement.
Mais l’autre camp n’a pas tort non plus. Ceux qui paient pour voir la magie, et ceux qui ont repéré, chiffres à l’appui, l’impact direct de Demidov sur l’avantage numérique et sur la peur induite chez les défenseurs ... ne comprennent pas pourquoi on garde un couteau si affûté dans son étui.
Eux entendent le coach louer la maturité du groupe, puis constatent que le jeune qui change le tempo joue à peine plus que le strict minimum.
Le message du coach demeure cohérent… jusqu’au bord de la contradiction perçue. Il insiste sur l’évolution collective:
« C’est une évolution, c’est une maturité… avec la continuité qu’on a comme équipe, trois, quatre années, je pense qu’on est rendu à une place où est-ce qu’on est très confortable à toutes les parties de la game », dit-il en parlant d’un groupe désormais capable de « se corriger » vite parce qu’il y a « moins de choses qui sont floues ».
Or, si l’équipe sait exactement qui elle est, elle peut aussi se permettre d’allonger la laisse de son artiste même quand elle mène par deux.
La meilleure façon de « fermer les livres », c’est parfois de garder sur la glace celui qui tient le stylo.
La vérité, forcément, est au milieu.
Oui, St-Louis a coaché le cadran, et il l’a bien coaché.
Oui, Demidov a joué moins qu’il ne l’aurait fait si Montréal avait couru après un but.
C’est la logique d’un banc qui mise sur les profils défensifs, les duos de sorties de zone et les mises en jeu gagnées pour tuer dix, puis huit, puis six minutes.
À long terme, ces petites marges s’empilent et deviennent une identité.
Et si Martin St-Louis a raison de marteler que « la victoire devient un effet de côté » d’un bon processus, il doit aussi accepter que la créativité de certains joueurs en soit une composante, pas un luxe.
L’argument des partisans « pro-gestion » se nourrit aussi d’un autre passage clé:
Mais le même entraîneur souligne, au sujet d’un jeune qui exécute exactement ce qu’on lui demande, qu’« il fait les actions que la game a demandées… c’est rare que tu n’es pas récompensé offensivement quand t’as les atouts ».
Demidov, par définition, a ces atouts. Le récompenser, ce n’est pas rompre avec la doctrine; c’est l’appliquer jusqu’au bout.
Alors, incohérence ou simple tension d’un banc qui apprend à gagner autrement?
Appelons-ça un paradoxe fécond. Montréal a signé sa victoire la plus convaincante en jouant « profond » et en contrôlant la troisième période, exactement comme son entraîneur le prêche.
Mais si le Tricolore veut que ce style devienne la norme, il devra intégrer sans gêne l’arme qui transforme des dégagements en minutes mangées… et des minutes mangées en buts qui finissent les matchs.
Parce que protéger une avance n’interdit pas d’inquiéter encore l’adversaire.
Et que le meilleur moyen de ne pas « s’asseoir » sur un score, c’est peut-être de laisser un peu moins souvent Ivan Demidov s’asseoir à côté de toi.
Amen
