C’est une séquence télévisée qui n’aurait peut-être jamais dû être diffusée en direct.
Jeudi, quelques minutes à peine après l’annonce de l’acquittement des cinq joueurs d’Équipe Canada junior accusés d’agression, LCN a invité Me Danièle Roy, avocate criminaliste sans pitié, pour commenter le jugement rendu par la juge Maria Carroccia.
Ce qui devait être une analyse technique s’est rapidement transformé en segment controversé, voire incendiaire.
À un point tel que plusieurs téléspectatrices ont exprimé un profond malaise, affirmant qu’il ne manquait qu’un mot pour que la plaignante soit explicitement traitée de menteuse en ondes.
Dans ses propos, Me Roy a d’emblée qualifié le jugement de « très solide » et de « juridiquement impeccable ».
Elle a appuyé la juge Carroccia, affirmant qu’elle avait « suivi la jurisprudence » et mené un « examen minutieux » de la preuve.
Jusqu’ici, rien de répréhensible. Mais c’est le ton et la froideur de l’analyse qui ont choqué. À l’écran, alors que les images de Carter Hart et des autres accusés défilaient, Me Roy insistait sur l’absence de crédibilité de la plaignante et le manque de fondement de ses allégations, en s’appuyant sur les contradictions relevées par la juge.
Pour plusieurs téléspectateurs, la nuance s’est perdue. Le message perçu : la plaignante aurait tout inventé.
Le malaise ne s’est pas seulement exprimé sur les réseaux sociaux. Dans les corridors de Québecor, on raconte que certains employés ont été interpellés par des collègues féminines outrées par la couverture initiale.
Il faut dire que LCN a mis tous ses œufs dans le même panier : durant plusieurs heures, seule la voix de Me Roy s’est imposée comme lecture juridique du verdict.
Aucune autre perspective n’a été offerte sur le plateau. Aucune représentante de groupe de soutien aux victimes. Aucun expert en victimologie. Et surtout : aucune reconnaissance du choc que pouvait provoquer un tel verdict dans le climat social actuel.
Résultat : de nombreuses femmes, incluant des survivantes d’agression, sont osrtis de l'ombre pour dénoncer cette couverture perçue comme froide, sans empathie, presque hostile envers la plaignante.
« Ce n’est pas tant ce qu’elle dit, c’est comment elle le dit », écrivait une commentatrice sur X.
« On vient d’assister à une opération de démolition en direct d’une jeune femme qui a eu le courage de porter plainte. »
Conscient du feu allumé à LCN, le Journal de Montréal, propriété de Québecor lui aussi, a visiblement tenté d’éteindre la controverse dès le lendemain.
Dans un long article publié dans la section « Justice et faits divers », le quotidien a mis en lumière une toute autre lecture du jugement, avec un ton plus nuancé et des intervenants critiques du traitement réservé à la plaignante.
La professeure de droit Rachel Chagnon (UQAM) n’y va pas par quatre chemins :
« Est-ce que ça ne nous fait pas revenir en arrière par rapport à tout ce qu’on a essayé d’accomplir pour redonner confiance au système judiciaire? »
Elle s’inquiète du « ton inutilement sévère » de la juge, et du message sous-jacent que ce verdict pourrait envoyer à d’autres victimes.
Pour sa part, Me Simon Roy, de l’Université de Sherbrooke, rappelle que même si les contre-interrogatoires étaient techniquement appropriés, il reste que « c’est facile d’intimider volontairement ou non une victime ».
La contradiction entre la position martelée à LCN par Me Danièle Roy et les voix plus critiques publiées dans le Journal de Montréal illustre une fracture médiatique interne chez Québecor.
D’un côté, une chaîne d’information en continu qui livre l’analyse juridique froide et cinglante à chaud, sans filtre. De l’autre, un journal qui tente d’introduire une forme de contrepoids émotionnel et sociologique à la couverture.
Mais le mal était déjà fait. La perception d’un parti pris en faveur de la juge Carroccia et de la défense s’est répandue comme une traînée de poudre.
Au final, même des experts qui comprennent le raisonnement de la juge n’ont pu s’empêcher de reconnaître un certain malaise.
Me Philippe Cloutier souligne que « tous les accusés ont droit à une défense », mais reconnaît qu’il s’agissait d’un « exercice délicat ».
La professeure Karine Baril (UQO), spécialisée en psychologie, va plus loin :
« Ce genre de procès, avec ses contre-interrogatoires serrés et ses allusions aux mensonges, décourage des victimes de porter plainte. »
Et pendant ce temps, dans les commentaires, des dizaines de femmes rappellent à LCN que ce type de segment froid, sans nuance ni compassion, est exactement ce qui les empêche de dénoncer. «
Une victime imparfaite est-elle forcément une menteuse? » demande l’une d’elles.
Après tout, la juge Maria Carroccia a porté un regard non seulement sur les faits, mais sur le mode de vie même de la plaignante, alors qu'elle l'a trouvée beaucoup trop provocante envers les accusés. Comme si elle la rendait coupable.
Si le verdict rendu repose sur un raisonnement juridique jugé « impeccable » par certains criminalistes, plusieurs experts, militantes et organismes de soutien aux victimes en arrivent à une tout autre lecture.
Pour Sophie Gagnon, directrice générale de Juripop, le procès offrait une opportunité rare de clarifier juridiquement la notion de consentement en contexte de pouvoir, de peur ou de panique.
Une occasion manquée, dit-elle, puisque la juge, en rejetant la crédibilité de la plaignante, n’a jamais eu à se pencher sur la question fondamentale : une personne peut-elle sembler consentir tout en n’étant pas, en réalité, libre et en pleine possession de son autonomie?
C’est là que le malaise prend racine. La jeune femme, selon son propre témoignage, a adopté le rôle d’une « star du porno » sous la contrainte mentale, dans un réflexe de survie.
Une stratégie d’évitement décrite comme fréquente chez les victimes d’agression en contexte de domination. Dans une chambre fermée, entourée de plusieurs hommes, la crainte d’un pire scénario pousse parfois les victimes à jouer le jeu, à coopérer, à sourire… pour espérer s’en sortir.
Un mécanisme de défense aussi vieux que les violences elles-mêmes, mais qui continue d’être mal compris, y compris, manifestement, par une partie de l’appareil judiciaire.
Et quand vient le temps de témoigner, cette « non-victime parfaite » est rapidement broyée par un système qui, malgré ses efforts d’équité, met l’entièreté du fardeau sur ses épaules.
Dans ce procès, la plaignante a subi un contre-interrogatoire pendant sept jours complets par les avocats des cinq accusés.
Un supplice, diront plusieurs. Pendant ce temps, un seul joueur (Carter Hart) a témoigné brièvement, sans avoir à subir l’intensité du même traitement.
Même le simple fait d’avoir filmé une vidéo du prétendu consentement de la victime, pendant ou après l’événement, soulève des questions lourdes de sens.
« Pourquoi ont-ils cru bon de filmer une preuve de consentement si c’était si clair pour eux à ce moment-là? » s’interroge Mélanie Tremblay, une autre intervenante du dossier.
Le flou entourant cette stratégie défensive est révélateur : les accusés anticipaient-ils une accusation? Connaissaient-ils déjà les zones grises qu’ils venaient d’exploiter?
Mais au-delà du verdict en lui-même, c’est l’impact profond de cette affaire sur la confiance des victimes dans le système judiciaire qui préoccupe.
« Ce genre de dossiers hautement médiatisés, qui se soldent par des acquittements, ravivent des traumatismes, sèment la confusion, et peuvent provoquer une immense remise en question chez celles qui songent à dénoncer », rappelle Sophie Gagnon.
Déjà, les mythes tenaces sur la « victime idéale », sobre, prévisible, docile, brisée, continuent de hanter les esprits. La moindre incohérence, le moindre mot mal placé, le moindre moment de panique ou de déni devient une arme pour la défense.
Et dans ce climat lourd, quand un média comme LCN donne la parole à une seule voix, aussi crédible soit-elle, pour disséquer froidement et publiquement la crédibilité de la plaignante, le malaise s’intensifie.
Le contrepoids, pourtant si essentiel dans une démocratie médiatique, était absent. Il aura fallu attendre les pages du Journal de Montréal pour qu’une certaine complexité émerge, pour que des voix féminines rappellent l’essentiel : un verdict de non-culpabilité ne veut pas nécessairement dire que rien ne s’est passé.
Il signifie simplement que le doute raisonnable subsiste, un standard nécessaire pour protéger les droits des accusés, mais qui laisse bien souvent les plaignantes seules avec leur douleur, leur honte, leur sentiment d’avoir été humiliées une seconde fois.
Et c’est là, précisément, que LCN a raté une marche importante : celle de la responsabilité sociale. Pas de panique morale. Pas de condamnation publique. Mais un minimum d’équilibre. Un minimum de recul. Un minimum de compassion.
En laissant planer une seule voix dans un moment aussi sensible, la chaîne a donné l’image d’un tribunal
Un tribunal... sans aucune pitié...